Ce qui était à la mode il y a encore quelques mois est désormais souvent mainstream dans le microcosme de la tech parisienne. Dans le cadre d’un processus de recrutement, les candidats se voient proposer une étape de recrutement supplémentaire sous la forme d’une rencontre plus ou moins informelle avec les membres de sa potentielle future équipe. Parfois dans les locaux de l’entreprise, parfois même autour d’un verre dans un bar où l’équipe à ses habitudes (à l’époque où c’était possible). En sous-jacent, l’idée de s’assurer que le candidat se fond bien dans la culture d’entreprise, et éventuellement que les coéquipiers se projettent d’avance dans le travail en commun avec le “wanna-be”.
Si l’intégration des éléments de “culture fit” et de “soft skills” dans les processus de recrutement est incontestablement une bonne tendance, je me permets tout de même quelques points de vigilance fermes sur cette tendance.
Parmi les 3, 5 ou 10 participants à cette petite cérémonie, il est inenvisageable d’imaginer que les avis soient unanimes, parce qu’il s’agit d’humain(s). Ou alors l’unanimité portera sur des aspects très anecdotique, parfois sans rapport avec la capacité du candidat à “faire le job”: il est “sympa”, elle est “marrante, elle “a du charisme” ou il “pose des questions”...
Il paraît donc illusoire que cette impression générale de sympathie ou d’inimitié soit un critère valable dans une décision aussi structurante pour l’entreprise comme pour le candidat.
Par ailleurs, l'émergence d’une décision collégiale dans ce cadre prête aussi le flanc à des éléments beaucoup plus flippants, de manipulations et d’influences malsaines et non-dites.
Vous me répondrez que ce n’est pas une vraie étape de sélection, que c’est juste pour s’assurer que tout le monde se sent bien. Soit, et bien soignez vos routines d’accueil des nouveaux arrivants plutôt que de les transformer en fourches caudines.
Dans cette exercice, la “voix du peuple” n'émerge pas naturellement. Parce que l'entreprise n’est pas une démocratie. On ne va pas demander le lendemain matin 9h en point d’équipe: “qui vote pour qu’on le recrute?”... Donc le feedback qui va émerger, c’est soit de l’eau tiède comme évoqué précédemment, soit la voix du plus fort, de la plus gueularde, ou de façon générale de celui qui fera la meilleure vanne.
Par ailleurs, donner l'impression au candidat que, comme on n’est pas sur d’avoir envie de lui, c’est “le peuple” qui va décider n’est certainement pas une bonne façon de lui donner envie de venir, ni de prouver votre capacité de vision...
“Un chef c’est fait pour cheffer” comme aimait à dire Chirac. Sans disserter des heures sur la disparition de la figure du chef dans l’entreprise ou de la nécessité du courage dans la décision de management qui est un de mes grands chevaux de bataille, je constate trop souvent que cette étape supplémentaire dans le processus de réflexion est l'apanage des managers qui “se backent”, n’ont pas 100% confiance dans leurs décisions, et de façon générale cherchent peut-être à anticiper leur potentielle faute de jugement : “je comprends pas ce qui s’est mal passé, l’équipe était pourtant d’accord avec moi…”
C’est évidemment une généralité à tempérer, mais songez un instant que les candidats fassent cette généralité...
Pas plus tard que cette semaine, une candidate brillante qui est en train de préparer sa sortie de chez L’Oréal (et qui auparavant avait passé 7 ans dans la tech, ne me sortez pas le couplet du grand groupe 😉), me disait qu’elle considérait cette étape comme un pensum absolu et artificiel. “Le verre avec l’équipe c’est une tannée, ce ton faussement naturel où tout ce que tu dis peut-être potentiellement repris contre toi, je ne suis vraiment pas à l’aise”.
Cette candidate n’est pas la seule à penser cela et j’en entends parler très régulièrement.
Ce constat est encore pire dans un cas particulier qui est selon moi le pire cas d’application: quand c’est le/la futur/e manager de l’équipe qui doit se plier à cet exercice. Comment imaginer poser la légitimité d’un/e potentiel/le boss qui aura des décisions fortes à prendre dans une équipe si le choix du chef est basé même partiellement sur sa capacité à “plaire” à l’équipe. Il faut relire La Fontaine et Les Grenouilles qui demandent un roi.
De la même manière, pour l’équipe qui participe à cette petite “réjouissance”, n’allez pas imaginer que cela soit un moment de plaisir. Ou alors pas pour les bons. Pour les petits chefaillons en puissance qui prennent plaisir à se voir attribuer un pouvoir supplémentaire pourquoi pas, mais s’ils existent dans vos équipes, vous n’avez surtout pas envie qu’ils participent à l’exercice. Pour les autres, le côté artificiel et contraint de l’exercice où il faut paraître cool à tout prix tout en étant bien prié d’avoir un avis/jugement éclairé sur une personne pour laquelle on a à priori un empathie, c’est aussi une pression que peu apprécient véritablement.
Cet exercice est par définition impossible à préparer, d’abord parce que quand on ne connaît pas la culture de l’entreprise de l’intérieur c’est compliqué pour le candidat de savoir comment convaincre, et ensuite parce que dans la doute, il y a une prime à la consensualité qui par définition bride tout le naturel des échanges. Donc du côté des “insiders” comme du côté de “l’outsider”, le seul point commun qui va en ressortir, c’est un défilé de paons en forme de fausse séduction trompeuse...
En faisant appel à mes souvenirs de prépa, la théorie économique des insiders/outsiders qui rigidifierait le marché de l’emploi au profit de ceux qui en bénéficient se voit réactualisée de façon frappante par cette façon de faire. En effet, en forçant le trait on peut largement imaginer deux travers:
Vous l’aurez compris, cette étape de recrutement en tant que telle me semble une vraie fausse bonne idée.
Pour autant, je suis très favorable à ce que le candidat puisse rencontrer des membres de l’équipe ou des pairs avec lesquels il va travailler au cours (et surtout à la fin) du processus de recrutement, mais en suivant ces quelques recommandations:
Et plus important que tous ces points, la validation du culture fit, c’est le rôle d’un manager ou d’un RH qui connaît la culture de l’entreprise parfaitement et qui retrouvera chez le candidat la capacité à s'y acculturer. Certainement pas à l’équipe!